Le Point: Pour éviter d’autres Boutcha, nous devons retourner à la table des négociations
Ils s’appellent tous deux Orban. Le plus connu, Viktor, est le Premier ministre, l’autre, Balazs, est son directeur politique depuis 2021. Ils n’ont aucun lien de parenté. Les deux hommes travaillent très étroitement, depuis 2018, au point que, beaucoup, à Budapest, considèrent que Balazs Orban, 37 ans, est promis à de hautes fonctions à l’avenir. En fait, Viktor Orban a choisi son homonyme au sein d’un groupe de réflexion conservateur, la Fondation Szazadvegk, précisément parce qu’il avait besoin d’un challenger intellectuel.
Dans la famille de Balazs Orban, viscéralement anticommuniste sous l’ère soviétique, on sait le prix de la liberté. L’un des grands-parents du jeune homme a été emprisonné 5 ans à la suite de l’un de ces procès staliniens de l’époque soviétique. Il en est resté quelque chose : la méfiance du petit-fils envers l’embrigadement partisan. Aussi, bien qu’élu député lors des législatives d’avril 2022, Balazs Orban n’a pas adhéré au Fidesz, le parti fondé par le Premier ministre. De passage à Paris, nous l’avons rencontré à l’ambassade de Hongrie. Un entretien où il explique, dans le détail, la position singulière en Europe de son pays vis-à-vis du conflit ukrainien.
Le Point : Quel est exactement le problème avec le gouvernement de M. Zelensky à propos de la minorité hongroise de Transcarpatie ?
Balazs Orban : Sous le gouvernement précédent, celui de Porochenko, les Ukrainiens ont changé leur politique vis-à-vis des minorités. Ils sont devenus plus hostiles aux minorités en restreignant l’accès au droit à l’enseignement ou l’usage de la langue hongroise. On parle de 200 000 personnes en Ukraine. Ce qui vaut aussi pour les autres minorités du pays. Le gouvernement Zelensky parle toujours de restaurer les droits des minorités, mais il n’a rien fait. Et depuis que la guerre a commencé, les choses n’ont fait qu’empirer. Ils ont même trouvé le temps de restreindre encore davantage le droit des minorités. Et depuis septembre, ils ont rendu impossible le maintien de l’enseignement en langue hongroise en Ukraine. Ce qui, à notre sens, est contraire à tous les standards européens parce que les droits des minorités devraient être respectés.
Nous n’aimons pas l’idée qu’il puisse exister un conflit entre nos deux pays, mais nous ne pouvons cacher le fait que c’est un problème et qu’il doit être résolu. Et nous ne comprenons pas pourquoi c’est si important, pour les Ukrainiens, de brimer les droits des minorités et pourquoi ils ne se concentrent pas sur d’autres problèmes.
Avez-vous exposé cette difficulté au sein des institutions européennes, et jusqu’au Conseil européen ?
Bien sûr ! Nous le faisons depuis des années, sans grande réponse. La Commission de Venise travaille sur un rapport à ce sujet. Mais pendant longtemps, ce problème n’a pas été pris au sérieux. C’est dommage parce qu’avant ce conflit, les Hongrois étaient de fervents partisans de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Nous y avions vu une opportunité pour les minorités hongroises de se rapprocher de leur patrie. Nous ne pouvons plus soutenir l’adhésion de l’Ukraine à l’UE tant les Ukrainiens rendent la vie misérable aux Hongrois d’Ukraine. C’est une situation vraiment mauvaise.
Viktor Orban a déclaré, cette semaine, au Qatar, à propos de la guerre en Ukraine, que sa responsabilité en tant qu’homme politique était d’épargner des vies et d’appeler à un cessez-le-feu. Mais le président Poutine ne veut pas d’un cessez-le-feu ; il veut soumettre l’Ukraine. La position de M. Orban ne semble pas tenir compte de cette réalité…
La situation est encore pire : aucune des parties ne veut un cessez-le-feu et la paix. Ils veulent impliquer tout le monde dans le conflit. Ils veulent que la guerre se poursuive, ce qui se traduira par de nombreuses morts. Notre position est très simple : si vous essayez de prévoir la situation, peu importe où se situera exactement la ligne de front – dix kilomètres par-ci, dix kilomètres par-là –, personne ne sortira vainqueur de cette guerre. Il est impossible, pour chacun des camps, de gagner cette guerre. C’est pourquoi nous pensons que le plus tôt nous serons en mesure d’établir un cessez-le-feu, de retourner à la table des négociations et d’oublier la solution militaire et de nous concentrer à nouveau sur l’aspect diplomatique de l’histoire, plus nous pourrions sauver de vies.
Nous avons déjà essayé la voie diplomatique avec Poutine…
Oui, mais il y a eu des négociations lors des premières semaines de la guerre et elles se sont arrêtées.
Elles se sont arrêtées après le massacre de Boutcha.
Pour éviter d’autres Boutcha, nous devons retourner à la table des négociations. Et plus vite nous y retournerons, plus nous sauverons des vies. Nous autres Hongrois, nous ne sommes pas naïfs. Nous sommes conscients que ce n’est pas une chose facile. Et nous sommes conscients que nous devons convaincre toutes les parties impliquées, car cela ne marchera pas si une seule partie arrête les hostilités tandis que l’autre continue. Cela n’aurait pas de sens. Tous les protagonistes doivent cesser de se battre.
Comment M. Poutine pourrait accepter un cessez-le-feu ?
Je ne sais pas, mais le problème, c’est que personne n’en parle. Il n’y a pas de pourparlers entre les États-Unis et la Russie. Si nous continuons ainsi, nous ne réglerons pas le problème militairement. Ni les Ukrainiens ni les Russes ne s’imposeront par les armes.
Vous avez sans doute entendu M. Stoltenberg, le secrétaire général de l’Otan, dire, quelques heures après les propos de Viktor Orban que les Ukrainiens pouvaient gagner la guerre…
Nous pensons simplement que cela va à l’encontre de la réalité.
Pourquoi êtes-vous les seuls, au sein de l’Union européenne, sur cette position ?
C’est une bonne question.
Pensez-vous que les 26 autres pays de l’Union seraient donc stupides ?
Mais le pape est de notre côté. Et vous savez, ça compte toujours (sourire). Bonne question, mais si vous regardez autour de nous, sans vous concentrer sur l’Europe, vous vous rendez compte que beaucoup dans le reste du monde partagent notre position. Dans le monde, notre opinion est majoritaire. Nous ne sommes minoritaires qu’au sein de l’Europe. Donc, on pourrait retourner votre question : peut-on dire que 150 pays (qui n’appliquent pas les sanctions, NDLR) dans le monde sont stupides ?
Que feriez-vous si la Hongrie était envahie par un pays voisin, la Russie par exemple ?
Nous riposterions et ferions appel à nos alliés de l’Otan.
Vous comprenez donc que les Ukrainiens fassent la même chose…
Bien sûr ! Je ne voudrais pas laisser un malentendu s’installer. Les Ukrainiens ont fait un choix courageux. Il ne m’appartient pas de les juger. Ils se battent héroïquement. Nous les aidons par des moyens humanitaires. Dix mille d’entre eux se réfugient chez nous chaque jour. Depuis le début du conflit, un million et demi de personnes ont franchi la frontière entre nos deux pays. Nous les aidons financièrement via l’aide macrofinancière européenne. Il ne s’agit pas de savoir qui est moralement du bon ou du mauvais côté. Il ne s’agit pas de savoir si les Ukrainiens mènent un combat courageux ou non ni si nous les supportons ou non.
La question est : la poursuite de la guerre sert-elle la communauté internationale ? À cette question spécifique, la réponse est non. Je conçois que les Européens de l’Ouest n’apprécient pas notre position, mais c’est la voix du peuple hongrois. C’est une approche reposant sur le bon sens. Je conçois que les Américains ou les Russes disent autre chose. Parce qu’ils sont impliqués dans cette guerre. Il est logique qu’ils poussent leur récit. Nous ne poussons aucune forme de récit. Nous regardons la carte, les faits, les chiffres : nous sommes face à une guerre très proche impliquant deux puissances nucléaires, des milliers de personnes meurent, un quart du pays est en ruine. Je ne vois pas en quoi la poursuite de ce conflit sert la communauté internationale, l’Europe et la Hongrie.
Est-ce que M. Orban en parle avec M. Poutine ?
Nous conservons des canaux de communication ouverts, sans cela nous ne parviendrons pas à régler le problème d’un point de vue diplomatique.
- Orban a-t-il l’intention de se rendre à Kiev ?
Les discussions sont en cours au sujet d’une visite éventuelle, mais elle n’est pas encore fixée.
Comment qualifieriez-vous les relations entre M. Orban et M. Macron ?
Sur le plan personnel, leurs relations sont bonnes. Le Premier ministre Orban apprécie beaucoup Emmanuel Macron. Ils aiment échanger sur les questions européennes importantes à propos desquelles ils ont une compréhension commune. Comme l’a très bien décrit Emmanuel Macron, nous sommes des « opposants politiques, mais des partenaires européens ». Cette définition nous va parfaitement très bien. Et à travers cette définition, nous essayons de trouver des chemins de coopération. Et il y en a beaucoup : l’avenir de l’Europe, l’autonomie stratégique, la défense, l’énergie, l’agriculture…
Dans un an, les élections européennes auront lieu. Les élus Fidesz formeront-ils un groupe politique avec les eurodéputés du Rassemblement national de Marine Le Pen. Où en sont vos discussions avec Jordan Bardella ?
La situation actuelle de la droite n’est pas bonne pour les conservateurs. Nous sommes divisés et c’est problématique, car le Parlement européen est ainsi dominé par les socialistes et libéraux cinglés. Il faudrait que ça s’arrête. Nous nous voyons comme une sorte de colle qui puisse faire en sorte de coaliser les partis du camp conservateur. De mon point de vue personnel, les conservateurs en Allemagne ne sont pas dans de bonnes dispositions. La CDU souhaite toujours coopérer avec la gauche. L’AfD est maintenue en quarantaine et n’est pas assez forte. En France, le camp conservateur est dans l’opposition. À mon sens, sans implication de la France et de l’Allemagne, aucune forme de groupe ne peut connaître le succès. Nous devons impliquer au moins les Français. Donc, tous ceux qui veulent le succès du camp conservateur en France devraient faire partie de la discussion.
Savez-vous qui dirigera la liste du Fidesz aux européennes ?
Non, ce n’est pas encore décidé.
- Orban souhaite-t-il que Mme Ursula von der Leyen soit renouvelée à la tête de la Commission ? Il l’a soutenue la dernière fois…
(Silence) Si elle veut obtenir de nouveau le soutien de M. Orban, Ursula von der Leyen devrait faire un meilleur travail lors de cette dernière année, si je peux m’exprimer ainsi. Pour l’instant, ça n’est pas bon. Il n’y a pas de leadership européen de la part de la Commission. Ce n’est pas seulement un problème d’un point de vue hongrois. Le problème, c’est qu’ils ne sont pas concentrés sur le rapprochement des États membres ni sur la recherche de solutions équitables pour tous. Ils essaient de pousser leur agenda politique. Et selon les traités, ce n’est pas le rôle de la Commission.